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Avec votre regard de philosophe, comment analysez-vous dans le football la relation actuelle entre l’argent et la passion ?
La question est a priori assez complexe. Le discours le plus commun que l’on entend du côté des supporters c’est que l’argent est synonyme de corruption. Il n’est pas le bienvenu puisque par définition la passion est gratuite et désintéressée alors que l’argent recherche la rentabilité. En fait, l’histoire nous apprend que ce n’est pas incompatible. Par définition, un mécène est un passionné. Le Real Madrid est un club qui dispose de moyens financiers considérables mais qui fonctionne sur le modèle associatif. Tout dépend du système économique et de la politique du club. Ce que recherche avant tout un socio dans l’actionnariat populaire c’est la survie de son club et sa compétivité.
La prise de pouvoir des fonds d’investissement dans la gouvernance peut-il faire émerger une contestation chez les supporters ?
Je suis beaucoup moins romantique que certains sur le sujet. Je considère que la chair est faible. Un exemple: la réaction des supporters de Newcastle qui remercient les investisseurs saoudiens d’avoir investi de l’argent dans leur club alors qu’un an plus tôt ils s’étaient opposés à leur arrivée. La nouveauté c’est que les fonds d’investissement annoncent avoir l’objectif de gagner de l’argent. On ne peut pas reprocher à quelqu’un d’investir de l’argent et de vouloir ensuite en tirer un profit. Si c’est à court terme c’est plus problématique que si c’est à long terme. La question est de savoir si le football professionnel permet d’être rentable. Le problème c’est la qualité du management et le salaire des joueurs. Quand tu as 85 % de ton chiffre d’affaires qui est consacré à ta masse salariale tu as un problème de gestion. D’une certaine manière tu réalises l’idéal communiste où les revenus sont distribués aux salarié plutôt qu’aux patrons. Mais cette situation de déséquilibre menace la capacité à investir sans parler de l’argent qui transite dans les mains des intermédiaires. Il n’est plus possible de financer l’inflation des salaires sans mettre en péril le fragile équilibre du football français. Cela pose pour moi la question de la compétence du management. Quand tu as des gens compétents dans un domaine aussi sensible que le football tu peux t’en sortir. L’Espagne est en train de le faire, l’Angleterre commence à s’y mettre.
Cela serait un moyen de sauver le modèle car on a le sentiment que celui-ci s’essouffle et qu’il est en bout de course ?
Pas tant que cela. Avec le Covid, on s’est rendu compte que l’économie du football était beaucoup plus solide qu’on ne le pensait. Il a été fragilisé à court terme mais il s’est renforcé sur le plan social. Toutes les activités se sont arrêtées sauf le football. Et cela a donné un indicateur très précieux aux investisseurs sur son importance économique et sociale. Ce n’est pas par hasard qu’on a vu arriver les grands investisseurs américains. Ils ont compris l’importance de ce jeu et aussi que le gouvernement était prêt à le soutenir. Il est clair que CVC ne serait jamais venu sans cela. Ce qui menace plus le football ce sont les déséquilibres de revenus entre les clubs.
Comment expliquer ce deal avec CVC car on n’a pas le sentiment qu’il a été gagnant-gagnant pour l’ensemble des clubs ?
Il y avait un grand problème de trésorerie. Je reviens à ce que je disais préalablement concernant la masse salariale. Le paradoxe c’est que le football, à long terme, est en fait une industrie assez prévisible en termes de revenus. Le problème c’est que le présent, quand il est entièrement accaparé par l’aléa sportif, est terriblement aveuglant. Il impose de prendre des décisions que l’on sait être absurde à moyen terme. Vincent Labrune a demandé un vote à l’unanimité aux présidents de clubs pour « sécuriser » le deal CVC. C’est un coup de génie politique. Quel est le club qui pouvait prendre le risque, à ce moment-là, de se désolidariser ? Personne n’aurait pus assumer être celui qui a fait échouer un deal qualifié « d’historique ». C’est ce que l’on peut appeler un coup de force. Tu dois valider un deal tout en sachant qu’il est mauvais. Le deal des espagnols a été bouclé pour une durée de « seulement » 50 ans et à hauteur de 8 %. A noter : le Barca et le Real, qui privilégiait l’endettement, ont refusé de s’y associer. Et en Allemagne il n’a pas été du tout accepté.
Le problème en France tient davantage à la compétence. Vincent Labrune, patron de la Ligue, c’est pour moi un grand mystère. Il est parvenu à se brouiller avec Canal + qui était la seule alternative française, voire européenne, aux grandes plateformes ou aux bailleurs de fonds étrangers. Je ne comprends pas qu’un tel profil à ce poste - sans vision stratégique claire - ait pu émerger et s’imposer. Tout cela va finir sans doute par un contrat signé avec BeIN à la demande de l’Élysée. Or, l’argent du Qatar c’est de l’argent public, pas de l’argent privé. Quelle va être la contrepartie exigée par le gouvernement qatari ? Les choses ne se font jamais gratuitement.
Comment serait-il possible de faire évoluer dans le football français le niveau de compétence ?...
L’argent n’est pas la solution à tous les problèmes. Faire progresser le niveau de culture me semble clé. Car la culture football et son rôle comme acteur dans les territoires n‘est valorisé qu’à la marge, de manière superficielle et avec des arrière-pensées politiques. Le discours des dirigeants sur l’importance sociale du football est quasiment inexistant. Sincèrement, je suis consterné par le niveau général.
Est-ce que le football peut revendiquer être une culture ?...
Il n’a pas à le revendiquer il l’est de fait. Lorsque l’on rassemble autant de pratiquants autour d’un jeu connu de tous et qui peut être joué presque n’importe où... on touche à quelque chose d’universel. Ce n’est pas de la musique contemporaine, le football est une culture populaire. En France, la variété française produit autant de richesse annuelle (2 millards d’euros) mais est largement plus soignée et valorisée que le football. Exemple : les radios sont dans l’obligation de respecter des quotas de musique française. Et pourtant, face à une maltraitance culturelle, l’affluence en tribune progresse, la ligue 1 persévère, le football demeure le sport le plus pratiqué en France. Cela prouve bien que la France est un pays de football.
Concernant la place des supporters dans le football comment percevez-vous la situation et les transformations qui s’imposent ?...
Le terme supporter me semble dépréciatif. Il y a l’idée mécanique d’un soutien de masse. Réduire le supportérisme à un effet de foule (facilement manipulable) me semble insatisfaisant pour décrire le rapport du public au football. Je préfère dire « amateur » parce qu’il y a l’idée de connaisseur comme l’espagnol dit « aficionado ». Sur ce sujet, dans les publications universitaires et les réflexions publiques, il demeure en sous-main une fascination très française pour la radicalité notamment à travers la place largement exagérée concédée au mouvement ultra.
Un groupe ultra n’a pas vocation à être le porte-parole de l’identité d’un club ni l’avant-garde du goût pour le football. Par définition, l’Ultra qui se définit par la radicalité de son soutien, ne peut défendre de position de compromis au risque d’un grand écart qui le délégitime. Un groupe ultra a sa propre histoire, sa propre culture et sa logique d’action. Il a sa culture propre. Et cette culture n’est pas toujours compatible avec la culture du football notamment dans son rapport « ambigu » (pour être gentil) à la violence et à la domination. La culture foot est beaucoup plus apaisée, familiale et inclusive, si j’ose dire, que la logique ultra qui aboutit fatalement à l’idée d’une domination d’un groupe sur un autre, d'une tribune sur une autre.
La responsabilité des dirigeants est d’avoir abandonné le discours culturel sur l’identité d’un club à certains groupes. Ce faisant, ils ont joué avec le feu. C’est pour moi inacceptable. À partir du moment où l’on abandonne le discours de l’identité et de l’appartenance et que d’autres s’en saisissent, ils s’octroient mécaniquement une place centrale dans le débat. Les groupes ultras sont une partie du club, pas tout le club.
La question de la représentativité des supporters n’est pas simple. Certes, il pourrait y avoir une meilleure reconnaissance des abonnés par exemple. En même temps, il ne faut pas tomber dans la démagogie : les supporters n’ont pas vocation à être des décideurs. En Allemagne, la culture de la concertation est beaucoup plus développée. Il faut être syndiqué pour avoir la sécurité sociale. Nous sommes chez nous dans une culture de la confrontation. En France, il faut être dans la rue pour être entendu. Il est rarement question de compromis, plus souvent de rapports de force. Institutionnalisés ou pas.
Vous évoquez la responsabilité des dirigeants. Qu’est-ce qui pourrait être fait pour qu’ils puissent répondre à leur mission culturelle ?...
C’est une question d’éducation que de respecter l’intelligence humaine et la culture d’un lieu. J’ai le sentiment que certains dirigeants, quand on leur en parle, ils ne comprennent même pas la question, ni l’enjeu. Pour eux, il n’y a pas qu’une sorte de légitimité : celle du capital. Or, l’originalité des clubs de football (comme les musées ou les fondations par exemple) c’est que la légitimité est aussi historique et patrimoniale.
Pour un président, souvent, la culture foot se confond avec le marketing : ce sont des maillots, des logos, les articles dans la presse. Le pouvoir de l’argent permet de faire ce que tu veux. Cela dit, il y a des contre-exemples intéressants comme Joseph Ourgourlian le président du Racing Club de Lens, financier de son état, mais qui s’intéresse et respecte la culture locale. Quelques jeunes dirigeants comme ceux de Lorient sont également sensibles à cette approche territoriale. Ils ne confient pas toute la communication du club à la direction marketing.
Je pense qu’il serait utile que dans les clubs il existe des structures de type « think tank » pour créer un bouillon de culture et orienter les décisions en fonction du facteur culturel. Red Bull le fait par exemple. Il y a un responsable de la culture qui met en lien la méthodologie et le contexte du club. Mais produire des concepts et des idées, évidemment, cela demande du temps et de la compétence.