Comment caractériser le football professionnel actuel : quelles sont les qualificatifs qui semble mieux le définir ?
Je dirais élitiste, mais aussi inégalitaire et oligarchique, dans la mesure où le sport professionnel est par définition sport d’élite. Mais ce qui a caractérisé le football industrialisé et financiarisé depuis une trentaine d’années, c’est l’accumulation de mécanismes artificiels qui ont tous contribué à un creusement vertigineux des inégalités économiques.
Les ressources économiques et sportives se sont accumulées au sein d’une caste de clubs, et le lien entre puissance économique et résultats sportifs est devenu de plus en plus direct. Une majorité de clubs sont mis au service de cette élite pour lui fournir des joueurs. On voit culminer ça avec la multipropriété. Ces clubs subalternes sont condamnés à rester à leur place, il n’y a plus de véritable ascension possible, et le vrai mérite sportif n’est pas récompensé.
Le football pro est-il devenu seulement un sport business ?
Il a toujours constitué une activité économique, mais elle a changé d’échelle avec la croissance phénoménale des droits de diffusion et des audiences, désormais sur tous les continents. Elle a aussi changé de nature avec l’irruption d’intérêts étrangers au football : ceux des milliardaires en quête d’un supplément d’âme ou de notoriété, ceux des investisseurs à la recherche de profits ou ceux des fonds souverains qui instrumentalisent ce sport à des fins géopolitiques.
La logique économique, notamment parce qu’elle ne supporte pas l’incertitude, entre en contradiction avec la logique sportive de la compétition il s’agit de réduire l’aléa sportif, de restreindre l’accès aux compétitions les plus lucratives, l’ouverture et l’équité des compétitions, et de leur substituer un show puissant, séduisant et rentable. Le principe du spectacle supplante le principe de compétition.
L’accroissement des inégalités de revenus fait-il de la création d’une ligue fermée la seule alternative possible ?
Une Ligue privée, sinon fermée, est en tout cas l’aboutissement parfaitement logique de ces évolutions, en particulier celles de la ligue des champions, qui s’en est constamment rapprochée depuis sa création. Au travers des réformes successives, de ses formules de compétition, de ses modes de qualification et de ses systèmes de répartition de ses revenus, elle a directement contribué à la formation de cette oligarchie
En multipliant les concessions face aux menaces de création d’une Ligue dissidente agitées par les clubs riches, l’UEFA a fini par favoriser sa propre liquidation, du moins en tentative. Le fiasco du lancement de la Super League en avril 2021 n’est même pas une victoire pour elle : ce sont les Supporters, principalement, qui ont renversé le projet.
L’UEFA n’a profité de ce rapport de forces devenu subitement plus favorable que pour renforcer son pouvoir politique, qui était menacé, pas pour enrayer la dynamique inégalitaire, pas pour réguler, pas pour accomplir sa mission de gouverner le football dans l’intérêt général. La nouvelle formule de la Ligue des champions, la saison prochaine, poursuit la fuite en avant, avec plus de matchs, plus de revenus et, et elle favorise encore plus les gros clubs.
Quelles autres options législatives ou autre pourrait apparaître pour maintenir l’équité sportive ?
Il existe des possibilités concrètes et réalistes, tout un arsenal de régulation : limitation des effectifs et de la masse salariale, interdiction des fonds souverains et de la multipropriété, vrais mécanismes de redistribution, encadrement financier bien plus contraignant, réforme du système des transferts pour arrêter la marchandisation des joueurs, formules de compétition plus ouvertes, etc.
Malheureusement, tout cela relève aujourd’hui de la science-fiction. Il faudrait que le sujet devienne politique, c’est-à-dire que les médias spécialisés en face un sujet de débat, que les publics se mobilisent, et enfin que les pouvoirs publics nationaux et européen s’en emparent pour légiférer.
Or seule la deuxième condition est rempli et encore seulement à la marge parmi les ultras. Il faudrait pourtant consolider une spécificité des activités sportives sur le modèle de l’exception culturelle pour arracher le football à cette quête infinie de croissance et de profits
Les Supporters sont-ils potentiellement un contre-pouvoir fasse un développement outrancier du business ?
Ils sont d’ores et déjà, du moins une partie d’entre eux, le seul contre-pouvoir actuel, mais ils sont marginalisés, voire stigmatisés et criminalisés, privés de libertés élémentaires comme la liberté de se déplacer pour supporter leur équipe. Je suis surtout frappé par la démission des médias spécialisés, dont la position va de la passivité à la complicité, dans une grande hypocrisie : ce football là bafoue toutes les valeurs du sport dont ils se réclament, mais ils se contentent d’éditos semi-indignés de temps en temps, tout en célébrant ce barnum qui, en fin de compte, est conforme à leurs propres intérêts. Face aux évolutions de football, ils ont choisi l’impuissance.
La passion du jeu et le business parviennent à faire malgré tout bon ménage…
Le football business exploite le pouvoir de séduction du football, Sport « idéal » spectaculaire et dramatique, et celui de ce show ultra médiatisé qui met en haut de l’affiche de « grandes » équipes prestigieuses réunissant les meilleurs joueurs pour discuter des compétitions premium. Il est très difficile de ne pas être happé par ce spectacle.
Bien sûr, beaucoup d’amoureux du football ne reconnaissent plus leurs passions ou se sentent exclus de cette passion pour diverses raisons : leur équipe est condamnée à rester dans les « divisions inférieures », Ils ne peuvent plus offrir des billets de match voir des abonnements aux diffuseurs, ils ne se reconnaissent plus dans leur club, etc.
Mais l’industrie du football peut se passer d’eux qu’elle a conquis des millions de nouveaux consommateurs dans le monde entier. On voit bien que les propriétaires du club sont plus intéressés par ces fanbases mondiales que par les publics locaux, qui sont en minorité. Les clubs sont conçus comme des marques internationales. Leurs caractéristiques sociales zr historiques sont au mieux régurgitées sous forme de marketing.
Quel pourrait être le point de rupture ?
On peut imaginer une crise économique, un Krach des droits de diffusion par exemple, qui provoquerait des changements profonds, un retour à la raison. Mais cette crise est peu probable aujourd’hui, même si l’économie du football a montré sa fragilité lors de la crise du Covid.
Dans le même ordre d’idée, il n’est pas impossible qu’on assiste un jour à une désinfection des nouveaux publics. Simplement parce qu’en bons consommateurs, ils seront passés à autre chose : un autre sport, un autre Spectacle… Le problème est qu’on peut craindre de nouvelles manipulations génétiques sur le jeu et les compétitions pour « sauver » le navire.
La cupidité peut conduire à tuer la poule aux œufs d’or. Une chose est sûre : si un jour le football est moins suivi, moins riche, il ne sera pas moins beau. Il sera de nouveau à nous.