Vous êtes depuis de nombreuses années un expert avisé du football devenu selon vos propos "la bagatelle la plus sérieuse du monde". Comment expliquez-vous son attractivité ?...
Le football condense et théâtralise les valeurs fondamentales de notre société. Il y a d’une part le mérite personnel celui que l’on acquiert sans être un héritier. C’est le cas de la plupart des grands joueurs de football comme Kopa ou Maradona.
D’autre part, dans ce jeu s’exprime la solidarité collective issue de la société industrielle de la fin du 19e siècle à travers la division du travail. Mais il ne suffit pas d’avoir du mérite et de la solidarité pour réussir : il faut aussi avoir de la chance.
Pour réussir, il faut que le destin s’en mêle sans oublier qu’il y a de la tricherie et que l’arbitrage peut être aussi une justice discutable. Si le succès est autant discuté… c’est qu’il est bien souvent discutable. Une partie de football c’est un condensé de notre vie. On passe par toutes les émotions. Dans un match, l’histoire s’écrit devant nos yeux avec sa dose d’incertitude et le facteur chance.
C’est ce que l’on appelle la douce incertitude du sport. Comment pourriez-vous définir l’identité du football ?...
Au départ de l’histoire de ce sport il y avait une rivalité entre les collèges d’Eton et de Rugby et l’opposition entre le pied et la main. Cette valorisation du pied est un choix aristocratique et hors norme puisqu’à l’époque tout ce qui est au-dessous de la ceinture était dévalorisé.
Conduire une balle avec le pied est très difficile. Et donc à partir de là c’est l’aléatoire qui intervient. Le football est d’ailleurs le seul sport où l’on marque contre son camp et où il est possible de rater des occasions immanquables. Ce qui m’avait frappé en écoutant les supporters dans les gradins c’était de les entendre dire que ce gars-là avait une main à la place du pied.
L’aléatoire donne au football sa dimension dramatique. Ce qui n’existe pas dans les autres sports où le plus souvent c’est le meilleur qui gagne.
Pour vous, si je comprends bien c’est donc dans la capacité à gérer l’aléatoire que réside l’identité du football ?
C’était vrai. Maintenant, l’argent modifie cette réalité. Dès le début de la saison nous savons que c’est le Paris-Saint-Germain qui va être champion de France et que le Qatar va s’offrir les meilleurs joueurs.
Mais ce changement est assez récent puisqu’il est lié à la transformation des associations en sociétés commerciales et à l’arrêt Bosman. Aujourd’hui, dans le championnat c’est forcément les équipes les plus riches qui gagnent. L’incertitude est encore possible en Coupe de France. Il y a de telles différences budgétaires entre les clubs que la compétition est faussée.
Est-ce que vous continuez à regarder avec la même passion les matchs de football ?...
Je continue à m’intéresser au football mais pas avec la même passion. Le fait qu’il y ait de l’argent dans ce sport c’est tout à fait normal mais le football doit rester un monde à part. Je ne trouve pas choquant que certains joueurs de talent soient très bien payés. Mais il y a aujourd’hui trop d’enjeux financiers.
L’argent est devenu une finalité en soi. Les dirigeants des clubs ne sont plus des représentants de la ville. Mac Court à Marseille ou je ne sais trop quel oligarque russe n’ont plus rien à voir avec le territoire. Les joueurs sont de passage et pour certains ce sont des étoiles filantes. Très peu d’entre eux ont fait leurs classes au sein du club.
Le paradoxe des temps modernes c’est cette vitalité du sentiment d’appartenance chez les supporters qui renaît de génération en génération. C’est un paradoxe puisqu’avec la mondialisation ce qui constitue les fondements de l’appartenance a tendance à se dissoudre. Je constate ce phénomène sans vraiment être en mesure de l’expliquer. Nous ressentons le besoin de nous raccrocher à une identité locale, régionale ou nationale. Et le football y contribue grandement.
En imaginant que vous disposez du pouvoir de transformer le football. Quelle serait votre principale réforme ?...
Ma principale réforme serait de limiter les budgets des clubs. De manière à faire en sorte qu’il y ait une certaine égalité même si je sais que celle-ci est illusoire. Aujourd’hui, dans le domaine des budgets on passe de 1 à 30. C’est beaucoup trop. Il faut réduire cet écart car nous sommes dans une situation qui n’est pas tolérable.
C’est indispensable de le faire pour l’équité sportive mais aussi pour l’intérêt de la compétition elle-même.