Il fut un temps où la presse, à l’image du football d’ailleurs, était moins uniforme qu’aujourd’hui. Certains diront qu’elle se vendait davantage et y verront un lien de cause à effet, on ne leur donnera pas tort sans pour autant considérer qu’il s’agit de l’unique raison qui explique la désaffection des lecteurs par rapport à leurs journaux.
Pour Hanot, le football était un combat. Pour Thébaud, il était un art.
On ne dira pas non plus que les journalistes étaient d’un niveau supérieur même s’il est assez clair que leur esprit critique était souvent plus développé. Mais c’est sans doute aussi parce que les patrons d’aujourd’hui, souvent hommes de finances et non plus de presse, demandent plus volontiers de la daube que des mets raffinés, sous prétexte que le produit est davantage accessible. La télévision illustre fort bien ce virage médiatique et c’est un peu fort de café que les ‘’consultants’’ s’y montrent souvent moins conciliants que les commentateurs braillards se transformant en speakeurs et servant des « incroyables », « historiques », « légendaires » dans chacune de leurs phrases. Les moquer est une chose, essayer de les comprendre en est une autre et il faut bien admettre qu’ils font partie d’un système auquel il leur est difficile d’échapper. Leurs patrons de chaîne paient très cher le spectacle qu’ils présentent et on se doute bien que s’il leur venait l’envie d’assurer qu’il est mauvais ils ne resteraient pas longtemps devant leur micro. On leur demande de jouer les Monsieur Ripolin, rien d’autre.
Mais revenons à notre football et notre presse (la télé était alors plus souvent aux abonnés absents qu’au stade, elle n’y était d’ailleurs pas la bienvenue) des années 1960, celles qui virent le FC Nantes accéder à la Une des journaux et y faire les gros titres.
Ce serait totalement mentir d’écrire qu’il lui fut facile de s’y faire une place tant le football de José Arribas s’inscrivait à l’encontre des idées de nombreux penseurs et scribouillards de l’époque. Le Stade de Reims avait connu les mêmes problèmes et c’est presque à contre-plume que Gabriel Hanot, le leader de ‘’L’Equipe’’ et de ‘’France Football’’, avait fini par admettre ses mérites et ceux de Raymond Kopa. Il qualifiait le style rémois de ‘’klein spiegel’’ (petit jeu), prétendant que la vérité se trouvait plutôt en Allemagne (championne du monde en 1954) et en Angleterre et qu’il convenait donc de privilégier l’engagement physique, la force et la rigueur par rapport à la technique, l’habileté et l’imagination.
Il s’était toutefois trouvé un autre journaliste, François Thébaud, appartenant à un groupe de presse concurrent, ‘’Miroir Sprint’’, pour soutenir mordicus que Reims, Albert Batteux, son entraîneur, et Kopa, son maestro, avaient raison et que leurs idées étaient nobles, parce qu’elles tendaient à rendre l’homme meilleur, et intelligentes car elles étaient plus sûres pour obtenir des succès durables et non pas des rapines de circonstance. Pour Thébaud, le football était un art, pour Hanot il était un combat.
Le Miroir fait de Nantes une référence
Tous deux avaient attiré (ou ordonné) dans leur sillage des équipes de journalistes partageant leur philosophie, si bien que la concurrence entre les deux rédactions était devenue farouche et même parfois féroce. Elle atteignit son paroxysme lors justement de l’avènement du jeu à la Nantaise. Un football superbe, assurait-on dans les colonnes de ‘’Miroir Sprint’’ et de son ‘’enfant’’ ‘’Miroir du Football’’, un magazine né début 1960. Un jeu sans avenir prétendait-on dans ‘’L’Equipe’’ et ‘’France Football’’ (les rédactions étaient les mêmes) où Jacques Ferran avait succédé à Gabriel Hanot, sans pouvoir prétendre à le valoir sur le plan des connaissances footballistiques, handicap qu’il compensait par une facilité d’écriture certaine. Par aussi sa dévotion aux instances dirigeantes dont il louangeait la plupart des initiatives. Ainsi avait-il ses entrées presque partout et il soutenait ardemment les sélectionneurs de l’époque, Georges Verriest notamment, lequel n’a pourtant pas laissé un souvenir impérissable.
Arribas misait sur l’intelligence, la générosité, la richesse des rapports humains. Ferran et Verriest ne juraient que par le béton et le football italien qui, à ce moment-là, dominait l’Europe. Pour eux, l’exemple à suivre était le Milan AC et surtout l’Inter de Milan de Helenio Herrera, deux clubs adeptes du catenaccio, tactique se résumant à jouer avec 8 rudes défenseurs exerçant un marquage impitoyable sur l’homme et un ou deux attaquants que l’on envoyait au ‘’mastic’’. C’était simpliste mais cela marchait. José Arribas se refusait à évoluer de cette manière primaire, quasi-nihiliste, il voulait construire, il souhaitait qu’un courant passe entre ses joueurs et que le lien qui les unisse s’appelle le bonheur de jouer. Un plaisir qui aux yeux de leurs censeurs, de ‘’L’Equipe’’ et de ‘’France Football’’ donc, n’avait aucune importance. Pour eux, seul le résultat comptait.
José Arribas misait sur l’intelligence et le plaisir de jouer
L’affaire tourna très vite à une véritable guerre de religion. D’un côté le béton, de l’autre l’offensive. Nantes était le champion de ce deuxième camp, il y côtoyait Valenciennes et… Rennes dont les entraîneurs, Domergue et Prouff, se voulaient aussi des éducateurs dignes de cette appellation. Ils n’avaient pas bonne presse, sauf bien sûr au sein du ‘’Miroir’’.
Le clan des bétonneurs était plus fourni, peut-être parce que, à la réflexion, les rangs des gens qui réfléchissent peu ou mal, des conformistes, sont mieux garnis que ceux des progressistes, des constructeurs. On y retrouvait notamment Bordeaux, Strasbourg et Lyon, entraînés respectivement par Salvador Artigas, Paul Frantz et Lucien Jasseron. Les duels entre Nantes et Bordeaux devinrent ainsi l’affrontement sans merci de deux philosophies diamétralement opposées, situation d’autant plus paradoxale que leurs entraîneurs étaient des réfugiés espagnols qui avaient traversé les mêmes épreuves et continuèrent à s’estimer beaucoup en dépit de cette rivalité footballistique.
Nantes et Rennes se partagèrent les lauriers en 1965, le championnat pour les Canaris, la Coupe pour les Rouge et Noir, et les partisans du béton se retrouvèrent sens dessus-dessous. Le jeu à l’italienne, ne réussissait pas aux Français, en raison probablement d’une culture tactique différente, sans doute aussi parce qu’ils oubliaient que si les clubs italiens pouvaient se contenter d’aligner seulement deux attaquants c’était parce que ces derniers étaient d’une très grande qualité. En somme, Bordeaux, Strasbourg et Lyon misaient sur des individualités qu’ils exploitaient mal et au potentiel inférieur à celui des attaquants transalpins, habitués à se débrouiller seuls. José Arribas, de son côté, restait insensible à l’air du temps, il pariait sans défaillir sur un jeu collectif permettant à chaque joueur d’améliorer ses qualités. A bien y réfléchir, on avait d’un côté un football où chacun jouait pour lui et où une bonne partie de l’équipe se souciait essentiellement de détruire et de l’autre un jeu qui permettait un enrichissement permanent et exigeait une véritable réflexion car Nantes s’était mis à la défense en ligne qui avait été inventée et mise en pratique à Anderlecht par Pierre Sinibaldi, ancien avant-centre du Stade de Reims, venu achever sa carrière de joueur à Nantes, dans les années 1950.
Le sélectionneur déposé par les joueurs
Cette guerre de religions s’était propagée jusqu’à l’équipe de France dont le sélectionneur, Henri Guérin, celui-là même qui avait conseillé Arribas à Jean Clerfeuille en 1960, maîtrisait assez mal les données tactiques d’une équipe. Pour se simplifier la tâche, il avait opté pour le béton, avec le soutien de Jacques Ferran et de ses rédacteurs mais, comme il ne savait pas trop où se diriger, il retenait aussi des joueurs de Nantes, lesquels, forcément, adhéraient peu à ses principes. Faute de savoir choisir, après un succès illusoire face à la Yougoslavie qualificatif pour la Coupe du monde 1966 (but de Philippe Gondet), il emmena son équipe droit dans le mur. Elle s’écrasa justement sur les terrains de la World Cup. Les orientations de Guérin s’y révélèrent si nébuleuses que deux joueurs, Robert Budzynski et Robert Herbin, suivis bientôt par l’ensemble de leurs coéquipiers décidèrent de le renvoyer à ses études. Ils se chargèrent de déterminer eux-mêmes la façon dont ils jouèrent le dernier match, face à l’Angleterre, et le comble est qu’ils faillirent le remporter, ce qu’ils auraient peut-être fait si Nobby Stiles, surnommé ‘’le cerbère édenté’’, car il se déchargeait de son dentier en pénétrant sur la pelouse, n’avait blessé gravement Jacky Simon qui le faisait tourner en bourrique.
1966 fut une grande année pour Nantes, superbe champion de France, José Arribas, le jeu offensif et ‘’Le Miroir du Football’’. Leur triomphe eut été encore plus éclatant sans la défaite, contre Strasbourg en finale de la Coupe de France. Les Canaris dominèrent, produisirent plus de spectacle mais trop longtemps réduits à 10 (Ramon Muller claqué), ils ne parvinrent pas à combler le handicap d’un but encaissé sur coup franc. Le public, écœuré par l’antijeu, le football négatif et les dégagements dans les tribunes des Alsaciens, les soutint jusqu’au bout, en vain. Le surlendemain, Jacques Ferran se fendit d’un éditorial titré : « la foule criait Nantes, Nantes, le football répondit Strasbourg ».
Mais ce football-là, celui qu’il défendait, le football ‘’Rapetout’’, basé sur les gains sans scrupules, le mauvais esprit, les tricheries, était-il vraiment le football ? Nantes rentre dans le rang;
L’histoire a donné raison à Arribas
Nantes rentra ensuite dans le rang, François Thébaud et son équipe poursuivirent leur combat pour un football meilleur, respectueux des joueurs et du public. Jacques Ferran ne changea pas lui non plus de philosophie, même si derrière lui sa rédaction se faisait moins soudée, Robert Vergne qui, lui, avait apprécié le jeu nantais n’hésitant pas, par exemple, à écrire, dans le même journal, exactement le contraire de son chef de file.
La lutte se poursuivit ainsi jusqu’à l’avènement de Saint-Etienne, alors que Nantes était revenu au premier plan. Thébaud, on s’en doute, appréciait très modérément le style de jeu des Foréziens, leur engagement physique outrancier et le climat de chauvinisme béat qu’ils engendraient. Un jour, ses patrons lui demandèrent de nuancer ses propos et même de concocter un numéro spécial sur les Verts. « Ils font vendre, lui dirent-ils, voyez comme ‘’L’Equipe’’ en profite, ses tirages augmentent ». François Thébaud était de ces hommes suffisamment fiers, intègres, courageux pour ne pas renoncer à leurs idées sur l’autel de l’argent, ils préfèrent mourir pour elles. Il négocia son départ et s’en alla. Trois ans plus tard, ‘’Le Miroir du Football’’ dont il avait été l’âme, arrêta sa parution.
Il y a longtemps maintenant que la presse n’offre plus les débats que ce magazine avait suscités, on ne dira pas qu’elle s’est aseptisée mais elle préfère évoquer les frasques, réelles ou présumées, des grands joueurs que se lancer dans des débats tactiques ou philosophiques, même si les styles de jeu prônés par certains sélectionneurs de l’équipe de France ont, tout de même, provoqué de sévères critiques, lesquelles furent souvent balayées par le vent de bons résultats ce qui nous laisse penser que Domenech aurait dû rendre son tablier en 2006.
Il y a longtemps aussi que les grandes équipes britanniques et allemandes ne jouent plus comme celle des leurs grands-pères, que les formations italiennes ne font plus la loi, que l’histoire a donné raison à Arribas puisqu’il est dans la légende alors que ses ennemis d’autrefois ont chu dans les oubliettes.
Quant au style de jeu du FC Nantes….