Photo : Clem Onojeghuo (Unsplash)
Le stade Robert-Diochon de Rouen, bizarrement situé sur la commune de l’ennemi ancestral, Le Petit-Quevilly, ne tombait pas encore en désuétude mais il était déjà fort décati. Son béton se lézardait doucement et ses structures de tôles rouillées, de bois vermoulu, exhalaient un parfum de nostalgie dont les effluves ramenaient les anciens aux années 1930 quand la fameuse attaque-mitrailleuse de Jean Nicolas et de Roger Rio, le père de Patrice, empilait les ballons dans les filets adverses.
C’est dans cette enceinte qu’un après-midi d’hiver, en route pour la conquête de leur premier titre de champion de France, les Canaris étaient venus gagner 3-0 un match d’une violence si extrême que l’arbitre, Jean Tricot, un chauffeur de locomotive, avait préféré s’esquiver durant la pause tant les joueurs normands menaçaient de lui tordre le cou sous prétexte qu’il ne fermait pas les yeux quand ils taclaient à la carotide. L’un de ses juges de touche l’avait remplacé, il avait commencé par accorder à Rouen un penalty que Daniel Eon avait stoppé et Nantes, progressivement, calmement comme l’avait ordonné José Arribas, sûrement grâce à son jeu léché, avait fini par poser sa patte de velours sur le football de brutes de ses rivaux et rien, ni la violence, ni un arbitre d’opérette, ni le terrain boueux, n’avait pu empêcher Nantes de prendre le large.
Nantes aux portes d'un 5e titre
Mais tout cela, le faste des années 30, le jeu fruste de la décennie précédente, paraît loin en cette soirée du vendredi 28 avril 1978, alors que Rouen s’apprête à accueillir Nantes. ‘’Les diables rouges’’, comme on surnomme les joueurs locaux, n’ont plus ni cornes ni trident, ils sont nus, promis depuis longtemps à la descente. Leur bilan est famélique, ils ont traversé la saison comme des ombres, 6 victoires et 4 nuls en 36 matches, 35 buts pour, 87 contre, soit une différence de moins 48 !
Leur dernier match à domicile a tourné au camouflet, Strasbourg leur infligeant un cinglant 3-0, ils sont revenus de leurs récents voyages les valises bien pleines : 4 buts à Marseille, 4 autres à Lyon, 6 à Nice. Démobilisés, ils sont la risée du pays, le club normand est tombé entre des mains inexpertes, celles de Michel Axel, un couturier, et de Michel Benguigui, l’un de ses bras droits, et comme tous deux cherchent davantage à se faire connaître qu’à servir le football, le public rouennais les a plus ou moins rejetés. Pour cette avant-dernière journée du championnat, à peine plus de 6.000 spectateurs se sont dispersés dans les tribunes de Diochon, attirés pour la majorité par la réputation des Nantais plutôt que par l’espoir de voir briller les locaux.
Pour les Canaris en effet, l’enjeu est important. Champions de France un an plus tôt, ils sont candidats à leur succession, à la porte de leur cinquième sacre. Ils occupent la 1re place à égalité avec Monaco, tous deux comptant 45 points. Ils possèdent un très léger avantage à la différence de buts : +29 contre + 28 aux Azuréens. Deux victoires leur donneraient quasi-automatiquement le titre, dès lors que Monaco ne réaliserait pas un carton. Les Azuréens ont accompli une très bonne saison pour leur retour parmi l’élite, ils ont donné du fil à retordre aux Canaris lors de leur venue à Nantes en mars (1-0, but de Baronchelli), un mois après s’être déplacés pour rien puisque deux jours de pluie ininterrompue avaient eu raison de la pelouse de Saupin et provoqué le report du rendez-vous. Il n’en reste pas moins que les chances du club azuréen sont devenues minimes.
Mais que fait donc Alberto Muro ici ?
Tout le monde pourtant n’a pas rendu les armes en Principauté où certains se disent qu’il ne serait pas inintéressant d’essayer de ranimer les énergies rouennaises. Et pour cela, pensent-ils, il existe un bon carburant : l’argent. Après tout, s’il est interdit de soudoyer une équipe pour qu’elle perde, aucun texte ne stipule qu’il soit condamnable de la motiver pour qu’elle gagne, même si ce n’est pas la sienne… Et même si ce n’est pas très orthodoxe.
Le soir de ce Rouen – Nantes du 28 avril, Alberto Muro, ancien joueur de Nice devenu très proche de l’AS Monaco qu’il a entraînée et vers laquelle il oriente des joueurs (à l’époque on parle de rabatteurs), est aperçu à proximité du vestiaire normand. Sa présence attire suffisamment l’attention pour qu’il soit interrogé : « Qu’est-ce que je fais ici ? Oh ! Je supervise quelques joueurs susceptibles de nous rejoindre », répond-il. Il cite même des noms : Armando Bianchi, Jean-François Douis, Carrié, Bourrebou…
On ne verra jamais aucun d’eux sous le maillot rouge et blanc.
En revanche, les langues se délieront en évoquant un autre objectif poursuivi par Muro : il a proposé une prime aux Normands. 50.000 francs par tête. C'est, pour nombre d’entre eux, l’équivalent d’un mois de salaire. Plus que leurs primes de résultat pendant toute la saison, rigole un spectateur.
Une rébellion d’une seule soirée
D’entrée en tout cas, les Nantais se retrouvent face à des adversaires remontés comme des pendules. Les Rouennais courent dans tous les sens, leur rentrent gaiement dans le chou à l’image de Serge Amouret qui met Baronchelli KO, garent le bus devant leur but. Rien ne passe, au grand dam d’Henri Michel dont c’est la 400e match de championnat sous le maillot nantais. Le FCN concède le nul 0-0. Pendant ce temps, Monaco a battu Metz 4-0, il compte désormais un point d’avance et une différence de buts supérieure à celle de Nantes, c’est lui qui sera champion. Les Rouennais, eux, termineront le championnat par une dérouillée à Metz, 4-1. Leur "rébellion" n’a duré qu’une soirée.
Les Nantais, eux, écraseront Nice 6-1 mais ce résultat comptera pour du beurre. "Le lendemain, racontera Jean Vincent, nous avons visionné le match. C’était juste avant le départ en vacances et les gars au début plaisantaient. Mais au fur et à mesure que la rencontre avançait, que les buts s’ajoutaient les uns aux autres, le silence s’est fait dans la salle. J’étais au premier rang, je n’entendais plus un bruit. A la fin, je me suis retourné et j’ai vu un spectacle que je n’ai jamais oublié : les joueurs pleuraient. Tous…"
« Nous ne sommes pas venus pour prendre 3 ou 4 buts… »
Les ‘’mallettes’’, ces sommes d’argent, remises le plus souvent en liquide, qui circulent pour ‘’motiver’’ ou ‘’démotiver’’ une équipe ont toujours existé. Elles étaient très répandues à une époque où les salaires des joueurs n’étaient pas encore astronomiques et les comptabilités des clubs très ‘’élastiques’’. Ainsi, la même semaine que Rouen – Nantes, une affaire similaire avait secoué la Bundesliga. Moenchengladbach avait envoyé un message aux joueurs de Sant-Pauli qui, déjà certains de descendre, affrontaient Cologne : « Si nous devenons champions grâce à vous, nous vous offrons un match amical à Hambourg, vos dirigeants sont d’accord pour vous laisser 20 % de la recette ». La presse avait divulgué ce texte et Sant-Pauli s’était incliné. Mais comme dans le même temps, Moenchengladbach avait écrasé Dortmund 12-0, la Fédération allemande avait ouvert une enquête qui avait abouti à la suspension de Rehhagel, l’entraineur de Dortmund, qui avait cru bon d’aligner son gardien réserviste contre Moenchengladbach.
A ce propos, on notera un dialogue, rapporté par un journaliste entre Carlo Molinari, président de Metz et Lucien Leduc, entraîneur de Monaco, à l’occasion du Monaco – Metz disputé le même soir que Rouen – Nantes :
Molinari : « Cher M. Leduc, nous ne sommes pas venus ici pour prendre 3 ou 4 buts, comme l’a affirmé, paraît-il, l’un de vos joueurs Rolland Courbis. Mes joueurs sont aussi motivés que les autres.
Leduc : « Je n’en doute pas ».
Molinari (un sourire en coin, précisait le journaliste) : « Heureusement car autrement cela ne vaudrait pas la peine de pratiquer le professionnalisme ».
Metz avait cependant bel et bien encaissé 4 buts, tous signés Delio Onnis. Il n’y eut évidemment pas d’enquête en France concernant Rouen - Nantes.
« J’ai une proposition à vous faire » dit Blazevic
Alors les mallettes continuèrent à circuler. Un jour, Miroslav Blazevic, devenu entraîneur des Canaris, pour leur malheur, convoqua sa troupe avant un entraînement précédant la réception de Bordeaux : « J’ai une proposition à vous transmettre. Elle vient de Marseille. Si vous battez les Girondins, vous aurez une prime.
- C’est Marseille qui paie ?
- Oui, moi je sers d’intermédiaire.
Il y eut un moment de flottement, puis Paul Le Guen se leva : « Je ne marche pas ». Il s’apprêtait à quitter la salle quand Blazevic l’interpella : « Quoi, tu ne veux pas battre Bordeaux ?"
"- Oh si ! Mais pour ça, je n’ai pas besoin d’une prime de l’OM !"
Ainsi fut fait : Nantes s’imposa contre Bordeaux et Marseille garda son argent. Ou quelqu’un d’autre.