Propos recueillis par Bernard Verret et Bruno Briand
C’est un hôtel particulier cossu, dans les quartiers huppés du centre de Paris. Une large grille de fer en protège l’accès. On gravit quelques marches, le bureau de Jean-Claude Darmon est vaste et confortable, avec un espace canapés qui cernentune table sur laquelle trône la Coupe du monde et où le brillant d’un Soulier d’or contraste avec des chaussures à crampons d’un autre âge, soigneusement cirées. "Un cadeau de Didier Couécou", précise le maître des lieux.
Une route pavée d'or
Il est aisé de deviner, mais tout le monde le sait, que le petit garçon d’Oran, débarqué à Marseille au début des années 1950, dans le sillage d’une famille ouvrière riche de 12 enfants, a parcouru dans sa belle vie beaucoup de chemin et que la route qui l’a amené ici a été souvent pavée d’or. Il avait travaillé comme docker sur le port de la cité phocéenne, il s’était essayé à la boxe dans des salles obscures où entre deux saignements de nez on rêvait de Cassius Clay, il avait disputé des parties de foot aux couteaux sur des terrains pelés, il baigne aujourd’hui dans un confort qui rappelle qu’il fut surnommé ‘’le grand argentier du football français’’ et que pendant de nombreuses années aucune grande décision ne s’est prise à la Ligue sans qu’il soit consulté.
En fait, il est plausible de considérer que c’est lui qui a fait du football un business, permettant à des clubs qui connaissaient des difficultés pour joindre les deux bouts et subsistaient grâce à des mécènes et des subventions en grosses machines à cash qui baignent dans le luxe et versent des salaires mirobolants à leurs salariés les plus privilégiés.
Quand il arriva à Nantes, club qui lui servit de rampe de lancement, le FCN disposait d’un petit siège en ville, où cohabitaient la responsable de l’administratif avec le secrétaire, Albert Heil, lequel avait longtemps cumulé cette fonction avec la responsabilité de l’équipe amateur. Aucun dirigeant n’était salarié, pas un seul ne disposait d’une voiture de fonction et le staff technique se réduisait essentiellement à trois hommes, José Arribas, Jean-Claude Suaudeau, Guelzo Zaetta. Robert Budzynski venait tout juste d’être nommé directeur sportif, un métier qu’il était en train d’inventer.
De Sport Five à Canal Plus
Jean-Claude Darmon était lui-aussi un novateur, il savait communiquer, convaincre, s’adresser aux bonnes personnes, il avait faim. Il avait aussi, chevillée au corps, la passion du football, notamment celle du beau jeu, laquelle l’avait attiré à Marcel-Saupin. Il commença au bas de l’échelle, vendant des panneaux publicitaires et des livres d’or qu’il faisait confectionner lui-même, il monta vite, très vite et, bientôt,d’autres clubs voulurent bénéficier de ses services. Il était là quand Jean-Luc Lagardère et Europe 1 signèrent un accord avec le FC Nantes, là encore lorsque Canal +, drivé par Charles Biétry, s’allia à la Ligue pour téléviser le football.
Pour comprendre la puissance, la force de persuasion et l’entregent de Jean-Claude Darmon, il n’est sans doute pas superflu de rappeler que dans les années 1970 les dirigeants avaient peur de la télé qui, croyaient-ils, allait éloigner les spectateurs des stades. Ils acceptaient difficilement que les matches soient retransmis, même gratuitement, et Roger Rocher, président de Saint-Etienne, avait imposé la non-diffusion dans toute la région Rhône-Alpes avant d’accepter l’introduction dans le chaudron de Geoffroy-Guichard des caméras chargées de faire vivre l’événement au reste du pays.
Darmon et Charles Biétry, tout juste passé de l’Agence France Presse à Canal +, prêchaient un avis opposé, ils étaient persuadés que plus il y aurait de football à la télé plus ce sport passionnerait les foules et les draineraient vers les stades, plus aussi les audiences s’inscriraient à la hausse. Et plus, la télé d’un côté, les clubs de l’autre, engrangeraient de l’argent. Ils avaient raison. Leur entente aboutit à la retransmission de Nantes – Monaco en novembre 1984, premier match figurant à l’affiche des programmes de la chaîne cryptée. Laquelle, encore balbutiante, versait 250.000 francs de droits, ce qui était peu avaient estimé quelques dirigeants, déjà en quête de profits immédiats plutôt que de projections à moyen terme.
Mais Darmon avait parié sur le foot et indexé les tarifs sur le nombre des abonnés de Canal. Or, ce dernier, grâce aux rebonds du ballon rond (et aussi, peut-être, aux galipettes des acteurs du fameux film érotique du samedi soir) gonfla très rapidement. A 300.000 abonnés, c’était 300.000 francs le match, puis 500.000 francs puis 750.000 francs. A la fin de la saison, la chaîne de Biétry comptait un million d’abonnés. Le pari était gagné, le montant des droits n’allait cessé de croître jusqu’au moment où les hauts dirigeants de la Ligue, poussés par l’appât du gain, réussirent la gageure insensée de signer avec une chaîne qui n’existait pas encore.
"J'ai inventé un métier"
Jean-Claude Darmon ne les conseillait plus depuis longtemps, dommage pour eux, c’est de la Ligue de Jean Sadoul, dont le portrait est accroché à l’un des murs de son bureau qu’il se réclame, pas de celle des années 2010.
‘’Le grand argentier’’ qui a aussi introduit sa société en bourse dans les années 1990, puis créé et quitté ‘’SportFive’’ regarde toujours le football avec attention, il n’y tient plus de rôle prépondérant, quoique, de temps à autres, quand il répond à son téléphone, on devine que son interlocuteur baigne dans les sphères du ballon rond. Il dit : « J’ai inventé un métier, je l’ai développé et j’y ai toujours été le premier, loin au-dessus de la concurrence, rien de nouveau n’y est apparu depuis que je suis parti » et il considère avoir bouclé la boucle. Il lui reste à vivre de ses rentes, et même à les faire fructifier, à entretenir sa forme physique d’octogénaire bien portant, à contempler les plus belles pièces de son bureau-musée, ce qui équivaut à se replonger dans une douce nostalgie qui, immanquablement, le ramène à Marcel-Saupin, là où tout a débuté.
C’est ce chapitre nantais dont nous lui avons demandé de raviver la flamme.